26 janvier 2011

Octobre rouge


Je suis en avance. Je suis toujours en avance, ou presque. J’ai une hantise folle du retard. Ca me bouffe les sangs. Je me ronge les ongles à l’idée que quelqu’un m’attende quelque part, par ma faute. C’est con, on aurait plutôt tendance à vouloir que quelqu’un nous attende quelque part. C’est con, ce quelqu’un est généralement en retard, et, ce d’autant plus que je suis là tôt, mais peu importe. Tu es en retard donc, et ça m’ennuie. Ca m’ennuie parce que j’ai éteint mon iPod, et que j’en suis réduit à chercher une contenance en regardant mon portable, comme si j’avais des messages toutes les 30 secondes. Je fais même semblant de taper sur le clavier azerty. Je ne peux pas te prévenir que le bar où nous avions rendez-vous est fermé, parce que j’ai supprimé ton numéro et tes messages. J’allume une clope au cul de la dernière dès qu’elle est finie, mais même le fait de fumer des filtres ne me calme pas, ne me calme plus.

Je te vois arriver de loin. Je suis placé au milieu de la rue pavée, les petits immeubles de deux ou trois étages en briques rouges n’ont pas l’air de vouloir m’aider et le ciel gris de crever d’envie de me cracher dessus. Je pensais en être arrivé au point où je détesterais ta démarche, que te voir sourire doucement me donnerait envie de vomir, mais je m’aperçois que je suis prêt à me raccrocher à tout ce que je connais un peu pour que tout soit plus simple. Je m’aperçois que ça me rassure que certaines choses ne changent pas, quand nous en sommes au point où je dois tout envoyer se faire foutre dans nos mémoires.

Je dis, tu vas bien ?, en te faisant la bise, et c’est déjà bizarre en soi, même si ce n’est pas arrivé depuis deux semaines que je t’évite. Tu dis que oui, et je te déteste de ne pas avoir le courage qu’il me manque de dire que non, c’est la merde. Je réponds que ça va, moi aussi.

Je dis que le bar est fermé, et qu’il faut que nous aillions ailleurs. Tu ne dis rien, et nous marchons côte à côte, et c’est vraiment bizarre, vraiment pas naturel, parce qu’il ne nous est pas arrivé souvent de le faire sans nous toucher. C’était arrivé si vite, et ça va finir de la même manière. Je me sens mal à l’aise. Je me sens mal à l’aise parce que tout ça est de ma faute.

C’est de ma faute si nous en sommes là, si je ne t’ai pas vue depuis quinze jours. Je crois que je me suis lassé, que ton enthousiasme m’a bouffé, que je n’étais plus capable de te regarder et de m’émerveiller de comment tu me regardais, que je n’y croyais plus. Je voulais que tu sois cynique et pas cette fille pleine de vie, cette gosse qui m’avait tant plu il y a déjà si peu de temps, ça me demandait trop d’effort, je n’y arrivais plus. Je ne pouvais plus donner le change et faire comme si j’étais tout ce que tu croyais que j’étais, cette sorte de wonderkid talentueux qui écrivait bien et qui n’avait peur de rien, et qui avait toute la vie devant lui avec une autoroute dorée sur laquelle il était. Je n’étais que du vent, de l’esbroufe, un imposteur qui alignait des mots, de la poudre aux yeux, en rêvant d’avoir assez de fric pour s’en mettre dans le nez pour enfin voir la vie en rose, et lui comme tu croyais qu’il était. Tu n’étais pas la première qui tombait dans le panneau, et puis j’avais un peu levé le voile aussi, tu me connaissais bien, mais j’avais besoin de retourner là où les choses faciles étaient, là où je n’avais qu’à donner le change sans devoir être la hauteur. Ce n’est même pas que tu m’en demandais trop, parce que tu m’acceptais avec tous mes défauts et toutes mes contradictions, juste que je n’étais pas prêt, que je ne pouvais pas, que je n’étais juste pas ce que tu pensais que je pouvais être.

Nous nous asseyons en terrasse à une table ronde en aluminium. Le serveur arrive au bout de quelques minutes silencieuses. Je ne veux pas prendre un Jack parce que ce serait admettre que je ne suis vraiment pas à l’aise et qu’il n’est que 15h. Je demande une bière en rassemblant le peu de confiance qui me reste pour avoir l’air à l’aise mais ils ne l’ont plus et je perds pied une dizaine de secondes avant de retrouver l’équilibre. Tu me demandes ce que j’ai fait hier, parce qu’on avait déjà rendez-vous. Je mens par omission, en ne disant pas que j’étais saoul et que j’embrassais une fille comme si elle allait me sauver la vie. Ce n’est pas nécessaire et, de toute façon, nous sommes déjà finis. Je ne retourne pas la question et je ne dis rien pendant un bout de temps. Toi non plus. Nous attendons nos verres en fumant des clopes, et je regarde ma montre régulièrement, les bras croisés sur la poitrine. Le temps que tu ouvres la bouche, j’ai déjà presque fini ma bière.

Tu n’as rien à me dire ?, tu demandes. Je me tais, et puis je dis que je ne sais pas, que je n’en sais rien. Je fais des pauses parce que je dois cracher les mots comme des glaires, et je te dis, et je ne sais pas pourquoi tu ne me mets pas une claque, je ne sais pas, qu’est-ce que tu veux savoir, pose-moi des questions. Je pense que si tu ne m’aides pas, je n’y arriverai jamais.

Bien sûr que j’aurais des choses à te dire, avec des reproches et des gros mots et tout qui sortirait d’un coup, que je cracherais des vipères, mais je ne peux pas tirer sur l’ambulance, je me doute bien, je suis sûr, je sais, que c’est plus dur pour toi que pour moi, c’est toi qu’on n’aime plus. Je ne peux pas être ingrat, présenter les choses comme si tu ne m’avais pas fait de bien, comme si je n’avais pas été mieux avec que sans toi. Comment pourrais-je te dire que le simple fait que tu aies besoin de moi me dégoûte de toi ? Comment pourrais-tu comprendre qu’au fond ce n’est pas toi que je méprise mais ma gueule et que tu ne pourras jamais rien y changer et que je ne peux rien y changer dans ces conditions, et que la seule chose à faire, la seule chose qui ne me réduise pas à l’impuissance, le seul moyen que j’aie de prendre ma vie en main c’est de tout foutre en l’air ? Comment pourrais-tu comprendre que je suis en train de virer le seul truc stable de ma vie, pas une béquille, un truc plus fort, plus vivant, plus attaché à moi encore, auquel je suis plus attaché encore, alors que je ne suis pas capable de marcher seul et droit ? Comment pourrais-tu comprendre que j’envoie aux gémonies une fille qui appréciait tout ce que j’étais incapable d’aimer, et moi en premier lieu ?

Alors, quand tu dis, explique-moi, j’essaie d’expliquer autrement.

- Je crois que j’ai réalisé que je ne t’aimerais jamais, et chaque mot bute en haut de ma gorge. Ce n’est pas de ta faute ; tu n’y es pour rien (et je ne crois pas mentir), mais je sais que ça ne va nulle part, que ça ne sert à rien de continuer, que tu ne peux pas m’aider, et qu’il n’y a rien à sauver.

Tu ne dis rien un moment et je ne te presse pas vraiment, je regarde devant moi, les bras croisés sur ma poitrine, regrettant que mon verre soit vide.

- Quand tu m’as dit que tu m’aimais, c’était vrai ? Ou tu m’as menti ?, et ta voix se casse au milieu de ta phrase.

Je me tais et je repense à la place, sous le soleil éblouissant, aux immeubles haussmanniens, à la fontaine, aux jets d’eau qui sortaient du sol, aux enfants qui s’y trempaient, au soleil éblouissant et à la chaleur moite dégagée par la flotte, aux cris, aux bruits des cafés et des conversations, au musée des Beaux-arts et à son jardin, à notre droite, à l’Hôtel de Ville imposant en face de nous, et à la scène temporaire sur laquelle un groupe chantait des reprises de chansons populaires pour la fête de la musique, à tes lunettes qui m’énervaient parce que c’était les mêmes que moi, c’était les miennes. Tu partais, et puis tu m’as dit, je t’aime en me serrant fort contre toi, en te serrant fort contre moi, et je ne savais pas quoi faire, j’étais comme acculé, je paniquais presque, et j’ai dit, je t’aime aussi en t’embrassant. Puis j’ai tourné le dos et je suis parti sans me retourner.

- Non, je ne t’ai pas menti. J’étais amoureux de toi, et je le pensais oui. Mais aujourd’hui, ce n’est pas assez pour moi, je sais que ce n’est pas assez pour toi, et je veux plus et je sais que ça ne marchera pas avec toi. Mais j’ai essayé.

J’ai du mal à le dire. Je ne sais pas si je le pense. Je réalise que je crois que non, que je n’ai pas le courage de te le dire, que c’est déjà assez difficile comme ça, et que sur le moment, j’avais envie de ne pas mentir, et que ça doit nous suffire. Je réalise aussi que j’aimerais que ce soit un mensonge, pour ne pas être en train de faire une erreur, et je me sens perdu.

En te regardant, je pense que tu m’aimes et je vais mal.

J’ai mal au ventre, j’ai trop fumé, mon verre est trop vide, péniblement vide, mais je n’ose pas en reprendre un, parce que ça voudrait dire que ce moment a vocation à s’éterniser, et il dure depuis trop longtemps déjà. Ca ne fait pas vingt minutes que nous sommes là. J’ai mal à la gorge. Je ne t’ai toujours pas regardée vraiment, je crois, et je n’ai pas enlevé mes lunettes noires. Je crois que je me sens coupable.

- Tu m’as trompée ?, tu demandes.

- Non, je réponds, calme, parce que cette fois je suis sûr de moi.

Dans la rue, tout le monde se fout du mélodrame de cinéma français que nous jouons et ça me rassure. J’ai envie de disparaître. De renverser la table, de partir d’ici, de te laisser, toi et l’échec que tu me renvoies. Mes entrailles sont tordues et j’ai envie de gerber.

- Regarde-moi, tu reprends. Tu m’as trompée ?

J’enlève mes lunettes, et je les garde à la main, pour pouvoir les remettre d’un geste juste après, et je te regarde.

- Non, je ne t’ai pas trompée, je dis en appuyant chaque mot.

Il me faut faire un effort insensé pour y arriver, parce que je voulais à tout prix éviter ça, les questions, les remises en cause, les reproches, le doute.

- Tu regrettes ?

- Non, je ne regrette pas. C’était bien, j’étais bien avec toi, même si je sais que ce n’est plus vrai, je pense. Je ne regrette rien, au contraire.

Maintenant que c’est foutu et qu’il n’y a plus rien à dire, tu essaies de faire la conversation, et j’ai mal au ventre, vraiment j’en crève, et je ne dis pas grand-chose à part oui et non. Je me demande si tu sais, pour la fille, hier. Je me demande si tu considèrerais que je t’ai trompée, et je me sens mal. Je me demande si tu as pleuré. J’ai mal au ventre et je suis pâle et tu le vois, parce que comment pourrais-tu ne pas le voir ? Tu me demandes, tu vas bien ? Je dis que oui, mais tu insistes, après un silence. Tu recommences, vraiment, t’as pas l’air bien, t’es pas obligé de rester tu sais. Ca va, je répète en essayant d’avoir l’air mieux. Ta façon de t’inquiéter pour moi m’oppresse encore plus, parce que je préfèrerais que tu hurles et que tu chiales et que tu tapes des poings sur la table et sur moi, parce que je vois que tu prends sur toi pour ne pas me montrer que tu en chies, sûrement plus que moi. J’ai honte d’encaisser si mal et ça n’arrange rien, et ça m’oppresse encore plus, parce que je vois que ton intérêt pour mon malaise est sincère et que tu as peur et culpabilises d’en être la cause et que tu regrettes d’avoir organisé le rendez-vous. Mais je ne dis rien, et nous nous taisons tous les deux et je suis toujours mal, j’ai envie de m’allonger et de ne plus te voir et que tu ne me voies plus, de disparaître d’ici. Finalement je dis, je crois qu’il vaudrait mieux que je rentre, après un long silence, et je paye nos verres. Tu dis okay, je t’accompagne, parce que tu dois vraiment avoir peur que je fasse un malaise, et ce n’est pas à exclure. Tu me dis que tu veux te mettre à l’argentique et je me demande d’où ça sort, et ça m’énerve car on dirait une nouvelle lubie pour être cool. Ca m’énerve parce que d’un coup je suis sûr ou presque que ce n’était pas une erreur et je te hais presque d’avoir brisé cette incertitude qui me rendait malade, qui me faisait me sentir tellement vivant, tellement entier, un esprit dans un corps, malades, mais quelle importance ? Nous ne marchons jamais côte à côte, toi devant, moi derrière ou l’inverse, et quand nous croisons des amis à toi, je me tiens en retrait en espérant que tu en finisses vite, et je déteste ta façon de faire semblant que tout va bien et d’avoir l’air enjoué. J’aimerais que tu ailles aussi mal que moi, ça me rassurerait, ça me ferait du bien, je crois. Arrivé près de chez moi, je te dis simplement que ça ira, que je vais pouvoir rentrer seul. Je ne t’embrasse pas. Je tourne simplement les talons. J’achète une bouteille de vin à l’épicerie, et un autre paquet de cigarettes au tabac.

Almost Blue [Elvis Costello Cover] - Chet Baker

Oui, le clip on s'en cogne.

14 commentaires:

Anonyme a dit…

♥ ♥ ♥

b. a dit…

Sur ce vieux son de guitare, tu te sens sourire. Tu te sens rire. et même si tout le monde te regarde, te sentiras tu le courage de courir, de chanter, de rire, que tu sois seul, ou avec ta conscience. Est-ce que le plus important c'est la sensation que tu peux avoir au plus profond de toi, ou celle que tu auras lorsque les gens te regarderont faire le con, et se moqueront de toi. Et aujourd'hui cette société a réduit tout nos plaisirs, la bonne musique se retrouve dans des écouteurs de 1cm de diamètre, les sourires se doivent d'être dissimulés et courir pour aller nul part, est un exemple de folie pure, alors que faire ? Faire comme si personne n'entendait cette musique, comme si vous rigoliez pour quelque chose écrit sur votre téléphone, courir comme si vous étiez pressé. Alors l'interêt disparait. Fous-toi d'eux, de leur vie pathétique et simple. Parce que le jour où tu courras seulement pour aller loin ,que tu rigoleras, et chanteras, que tu leur montreras ce que vivre signifie, que cela ne se réduit pas se lever, manger, travailler, manger, travailler, se laver, dormir, mais qu'on peut avoir cette sensation de liberté, que foutre des autres, puisqu'on ne peut compter que sur soi-même, ils rêveront tous d'être à ta place, et même si en une semaine, des milliers de fois tu entends que tu es fou, assume le, vis-le, sens toi vivre. Puisque c'est ce dont on rêve chaque jour. Et puis rien qu'en faisant cette action quand elle te démange, rien qu'en vivant, tu en as tous les moyens, et oui, tu peux changer le monde.

Anonyme a dit…

c'est mon histoire que tu peins là.
dingue.

Marie a dit…

on se croirait dans c'est mon histoire anon tu vas nous faire chialer

Anonyme a dit…

alala les commentaires de la frange, merci d'exister

Rose a dit…

Putain de merde, il est sublime ce texte!

Claire a dit…

j'ai envie de commenter, mais sans réellement savoir quoi dire, si ce n'est que ce texte est simplement dingue.

Anonyme a dit…

bien envie de RT l'anon qui a posté à 12h49 là

Laurent a dit…

Dis donc, t'as plagie Gavalda pour le attendre quelque part.

Am. a dit…

Vadim : 1 - RDM : 0

Anonyme a dit…

c'est beau c'que t'écris gamin

Julie a dit…

HdV+Musée des Beaux Arts.. Lyon?

E. a dit…

La politique du retrait !

Achille a dit…

Plaire en déplaisant

Les hommes qui veulent surtout choquer, quitte à déplaire, désirent la même chose que ceux qui veulent plaire sans choquer, mais à un degré beaucoup plus haut et indirectement, en passant par un stade qui les éloigne en apparence de leur but. Ils veulent l'influence et la puissance, et affichent donc leur supériorité, même si elle doit causer un sentiment désagréable; car, ils le savent, celui qui est enfin arrivé à la puissance plaît à peu près en tout ce qu'il fait et dit, et même quand il déplaît, il a encore l'air de plaire malgré tout. (...)

Je fais de la psychanalyse de PMU.
Bière, Nietzsche et tout ça.